Avec l'avalanche manga qui a secoué la France en ce début de XXIème siècle, Spirou ne pouvait pas y échapper. Voilà qu'il se prend pour un japonais... !
Et sur votre droite, le mont Fuji !
Spirou se la joue héros de manga, c'est bien l'idée maîtresse de ce Spirou et Fantasio à Tokyo. Il faut comprendre que par rapport à d'autres albums comme Spirou à New-York ou à Moscou, ici les intentions des auteurs sont très différentes. Prenons le champignon Nippon par exemple. Dans cette histoire, Spirou et Fantasio se rendent également à Tokyo (car non ! Kotyo ça n'existe pas!) sur demande d'Itoh Kata, il y a des méchants très méchants (le Triangle) et des courses-poursuites... et pourtant, le rendu final est très différent. Dans le champignon Nippon, le but est de croquer, par le regard de la BD franco-belge, le monde japonais. On n'est pas dans la véracité, mais plutôt dans la pastiche d'un univers japonisant (d'où le changement de nom de la capitale). Et c'est plutôt ainsi qu'on peut lire les albums de Spirou à l'étranger : avec le regard gentiment moqueur d'un franco-belge. Mais pour Spirou et Fantasio à Tokyo, l'enjeu est inverse. Le but est réellement de s'imprégner de la culture japonaise. Ce n'est pas pour rien que cet album est souvent appelé « le Spirou manga », le but est de proposer non pas une vision du Japon via le prisme de la BD franco-belge, mais bien de proposer une relecture de l'univers Spirou avec les codes du manga. On pourrait croire que cette distinction est finalement superficielle, néanmoins elle est nécessaire pour bien appréhender cet album et mieux en comprendre les défauts. On ne lit pas vraiment un Spirou, c'est très clair dès les premières pages, mais un hommage de Spirou à la culture manga et japonaise en générale.
Et c'est ce qui explique par exemple tous ces hors-textes si décriés par ici. Bien sûr qu'une bonne partie d'entre-eux auraient pu être évités, les annonces en gare auraient très bien pu être en français sans gêner la lecture par exemple. Mais, ça aurait été trahir la démarche de Morvan et Munuera, qui est d'inscrire cette histoire dans le Tokyo moderne. Alors oui, il y a beaucoup de hors-texte, mais pour quelqu'un qui connaît un peu l'univers du Japon, la plupart ne sont même pas lus (rassurez-moi, vous savez ce que sont des ramens et des katanas non ?), et Morvan a la bonne idée d'en rendre certains plus amusants (comme la répétition du hors-texte des stations, avec le deuxième qui dit de voir deux pages avant). Malgré tout ça, il est assez effarant de voir se multiplier les hors-textes en fin d'album, comme ci Morvan ou Dupuis s'étaient affolés en cours de prépublication de la profusion des termes japonais. On voit donc - hallucinés - des termes traduits en fin d'album alors qu'ils ont été utilisés de façon récurrentes jusque là sans que ça pose le moindre problème (ronin par exemple). Le problème de dosage est donc certain, mais ça reste selon moi quelque chose d'assez anecdotique : ça gêne à la première lecture, on s'y fait à la deuxième, on les zappe complètement à la troisième. Pas de quoi crier au scandale.
Un autre aspect plus surprenant est effectivement l'aspect guide du routard de l'album. Celui-ci nous ballade dans les différents quartiers de Tokyo au gré de l'action, et en profite pour nous dévoiler les spécificités de l'archipel et de la ville. Votre attrait (ou non) pour la culture otaku et nerd vous fera regarder ces étapes avec un regard plus ou moins complaisant. Sans être un gros geek moi-même, je trouve tout de même assez fascinant le rapport du Japon aux nouvelles technologies et sa capacité à faire le pont entre tradition et modernité. N'ayant pas pu me rendre dans ce pays pour le moment, je suis bien content de voir que l'album ne m'en montre pas qu'une image superficielle. On a réellement l'impression que Spirou et Fantasio SONT au Japon, et pour une fois, ils en profitent (surtout Fantasio). Ils prennent le temps de découvrir, et de montrer leur profond attachement à la culture japonaise. Vu qu'un de leur plus proche ami est un japonais, ce n'est pas surprenant, et c'est plutôt bienvenu. Ce qui est également bienvenu, c'est de ne pas être écroulés sous les gags qui visent à montrer le décalage entre japonais et européens. Il y en a bien sûr (Fantasio et les toilettes japonaises et leurs jets d'eau), mais globalement nos deux héros évitent le syndrome des touristes gros beaufs, et c'est un très bon point. A ce titre, Fantasio est la très bonne surprise de l'album. Je l'ai déjà dit et je le répète, Fantasio a toujours été le personnage le plus problématique dans la version de Morvan et Munuera. Si je reste mitigé devant son aspect gaffeur trop prononcé, je trouve son nouveau visage de consumériste et de technology-addict très bien croqué. Fantasio est souvent amusant et permet de relâcher la pression dans cette histoire qui comme souvent pour notre duo d'auteurs est assez sérieuse.
Entre shônen et seinen
Car c'est bien beau de vouloir faire un Spirou manga, mais encore faut-il savoir quel type de manga on veut faire. Loin de moi l'idée de vous faire un cours, néanmoins il faut savoir qu'il y a autant de mangas différents que de public cible. Les trois principaux sont les shônens (mangas pour adolescents garçons), les shôjos (mangas pour adolescentES) et les seinens (mangas pour adultes (thriller et compagnie)). Et ne parlons pas des hentais (mangas pornographiques) et autre yaois. Techniquement, si Spirou doit être adapté en manga, c'est plutôt le genre shônen qui doit être employé. Du reste, c'est ce que s'efforcent de faire Morvan et Munuera. On retrouve ainsi beaucoup de codes du shônen : le rapport à l'honneur, le dépassement de soi, la rivalité, l'amitié ; ainsi que des tics empruntés au genre, à commencer par les fameux mechas (et non mékas comme écrit dans l'album!) qui font référence à un sous-genre du shônen japonais (Goldorak go!). La magie est aussi souvent quelque chose de courant dans les mangas (Loon me fait notamment penser à Gigi et aux magical girls en général, avec des héroïnes aux pouvoirs magiques). Réduire le manga à ces figures de styles est un peu dommage cela dit.
Spécifiquement, la rivalité entre Mangakana et Spirou emprunte énormément au genre shônen. Le fait que le combat est sans cesse reporté est un classique du genre (par contre, le dénouement est un peu décevant!), et Munuera fait encore une fois des merveilles au dessin (la planche de la première confrontation propose une mise en page réellement remarquable). Brian indiquait dans sa critique un problème avec ces deux personnages, qui étaient dans le « surjeu ». Je ne peux qu'acquiescer, si ce n'est que ce n'est pas un problème mais un vrai choix narratif. Dans les dessins animés japonais, les doubleurs sont souvent (re)connus pour leur passion. Ils crient, ils s'extasient... bref, ils surjouent. Beaucoup. Je pense que c'est ce qu'a volontairement essayé de faire et Morvan avec ce rapport à l'honneur si fort entre les deux personnages et cette opposition si totale dans leurs valeurs, et Munuera au dessin dans les confrontations et les angles de mise en scène.
Le petit souci, c'est que pour écrire son histoire, Morvan a du refréner sa tendance naturelle à écrire des histoires dures et sérieuses... c'est-à-dire à faire du seinen. Ainsi, on se retrouve avec des thématiques très lourdes encore une fois (la crise économique, les sans-logis, les orphelins, l'endettement etc), qui sont lancées et sont un peu sacrifiées au nom de la « bonne humeur » (toute relative) de l'album. Par exemple, l'intrigue des sans-logis, si elle présente une jolie image d'entraide et de chaleur humaine (et fait beaucoup penser à Tokyo Godfather), est complètement bazardée en fin d'album. Vue la complexité des problèmes soulevés, la résolution « magique » qui fait que tous retrouvent un travail apparaît franchement maladroite (au moins l'intrigue a le mérite d'avoir une résolution, et de ne pas être juste oubliée en cours d'album (oui, le groom de Sniper-Alley, c'est toi que je vise!)). Le traitement des enfants me paraît plus subtil cela dit, et ne dépareillerait pas dans un manga (shônen comme seinen). Notamment, la représentation du tragique de leur histoire est assez fine : les deux enfants se plaignent peu de leur destin, ce sont les autres personnages (Kata, Spirou, les sans-logis) qui par leurs réactions font comprendre qu'ils ont eu une vie difficile. On retrouve bien une forme de pudeur toute japonaise.
Si on voit qu'il y a une réelle volonté narrative de proposer une relecture manga de l'univers, en pratique celle-ci propose une histoire finalement assez simple. Pour combler les 60 pages, il y a pas mal d'alternances de rythme, ce qui permet de présenter des moments plus calmes et des jolies scènes. Par exemple, la scène de télépathie entre Loon et Spirou n'aurait pas pu exister dans un format de planches plus compressées. On n'y apprend fondamentalement rien qu'on ne sait déjà, son seul intérêt est de proposer une scène ambitieuse, à la mise en scène très travaillée et jamais vue dans Spirou. A côté de ces scènes presque contemplatives (sur certaines planches il n'y a quasiment aucun dialogue), d'autres font la part belle aux courses-poursuites si chères à Morvan et Munuera. Plus qu'un album de scénario, c'est un album d'ambiance auquel on a droit. Encore faut-il y adhérer. Mais en tout cas, on ne peut s'empêcher de regretter la volonté de l'album de faire de l’esbroufe pour camoufler un scénario finalement mince. Mais d'un point de vue purement technique, le travail (notamment au dessin et à la colorisation) mérite le respect.
La touche Spirou?
L'influence manga est évidente, et l'épisode est ultra-référencé. Est-ce que cela ne se fait pas au détriment de l'univers Spirou ? Sans doute en partie. Néanmoins, Morvan et Munuera ont mis en place des gardes-fous pour inscrire cette histoire dans la série Spirou. Les plus importants sont bien sûr le retour des magiciens, et d'Itoh Kata en particulier. Pour une intrigue à Tokyo, il était tout simplement impensable de ne pas recourir au personnage (surtout après une absence si longue). Le trait de Munuera fait des merveilles, et sa version du personnage ne dépareille pas avec le trait de Fournier. Néanmoins, Kata passe tout de même par la moulinette Morvan, ce qui induit un plus grand sérieux du personnage, qui perd en loufoquerie malgré les scènes du théâtre (faut dire que les facéties des lapins ont été réduites à un clin d'oeil d'une case ! Sniff, je les adore moi ces lapins!), et prend un rôle plus sérieux, en accord avec son nouveau rôle de tuteur de Loon et Kow. Mais sa magie est tout de même à géométrie variable et ne colle pas si bien à l'univers manga. En fin d'album, il se téléporte avec Loon plus près du conflit, pouvoir dont le personnage n'avait vraiment pas besoin. Avec lui, on retrouve les magiciens entrevus dans l'Ankou, avec un rôle assez similaire.
Parmi les autres astuces utilisées, on peut citer les connaissances en judo de Spirou, qui ne viennent pas de nul part mais bien des cours qu'il a reçu avec Sato Kiki dans la Foire aux Gangsters (il a tout de même probablement passé quelques ceintures depuis!), et bien entendu le joli clin d'oeil (bien qu'un peu facile), du Spirou en tenue de groom. Retrouver notre héros en groom fait plaisir à voir, surtout dans une intrigue manga (les shônens mettent beaucoup d'importance dans les costumes). Et encore une fois, le trait de Munuera est excellent. C'est sans surprise son meilleur travail sur la série, son trait se mariant magnifiquement à une ambiance manga.
Néanmoins ce n'est pas la meilleure contribution de Morvan au scénario. Outre tous les griefs déjà cités (à savoir les hors-textes, le surjeu, l'histoire trop simple), qui sont pour la plupart des partis-pris mais qui peuvent être pris comme des défauts, il y a dans ce Spirou comme un léger manque de cœur. Techniquement, c'est très bien, Morvan et Munuera ont fait un très gros travail, mais il y a comme un manque d'empathie pour nos personnages et ce qui leur arrive. Brian l'a très bien signalé, Loon et Kow peinent à nous émouvoir (c'est d'autant plus vrai pour Kow) alors qu'ils sont dans une situation tragique, la distance affichée par Kata est un peu gênante, le sérieux de Spirou le rend trop dur... encore une fois, il n'y a bien que l'ami Fantasio (comme il le dit, ce pays est fait pour lui !) et Spip (formidable) qui ramènent un peu d'investissement de la part du lecteur. A ce niveau-là, les dialogues entre Spip et le narrateur sont des bouées de sauvetage bienvenue, pour remettre un peu de dérision dans cette histoire.
Néanmoins, la touche Spirou est sans doute un peu maigre dans cet album. A trop vouloir faire un manga, on perd des spécificités de la série, c'est sans doute ce qui a déplu dans cet album.
En conclusion, oui, Spirou et Fantasio à Tokyo est le plus faible album de Morvan et Munuera (bien qu'Aux Sources du Z ait des éléments bien plus problématiques). C'est un excellent exercice de style, techniquement irréprochable, mais qui peine à embarquer le lecteur dans son histoire. Du coup, quelle note lui donner ? Soyons objectifs, c'est album, s'il est décevant par rapport aux attentes qu'il a pu susciter, n'est certainement pas honteux. Morvan et Munuera ont une démarche honnête, globalement l'album se laisse agréablement lire, il se bonifie même avec les relectures (car on peut éviter les hors-textes et se laisser plus facilement happer par l'ambiance tokyoïte). Du coup, je ne peux décemment pas mettre moins que 3/5.