Je dédie cette critique à Trichoco, car je sais que ça lui fera plaisir
Et puis bon, hein, je ne peux pas laisser l'abbaye truquée dans le flop 10 sans rien faire!^^
Spirou : cela semble bizarre que le Triangle soit devenu confiseur...
Fantasio :... Oui
Bienvenue dans l'antre de l'absurde, le foyer de l'inconscient, le labyrinthe de l'illogisme... Bienvenue... dans l'abbaye truquée !
Vous qui entrez ici, abandonnez toute raison
S'il y a bien un élément qui ne brille pas dans l'abbaye truquée, c'est bien son scénario. C'est bien simple, celui-ci est d'une simplicité enfantine (le Triangle cherche à forcer Spirou et Fantasio a les rejoindre), tout en étant bourré d'incohérences et de réactions absolument illogiques.
Et il faut dire que ça démarre très fort avec une scène les plus absurdes que j'ai jamais lue dans Spirou et en BD (voire en livre ou dans toute œuvre lue/écrite/parlée/filmée/autre) : la scène des bonbons. Rien n'a de sens dans cette scène, l'entrée en scène du Triangle (qui casse tout... parce que?), les réactions amusées de Spirou, Fantasio et Kata lorsqu'on les menace d'une arme, la proposition du Triangle qui, parce qu'il a besoin de Spirou et Fantasio... laisse dans la maison une bombe ?? Sauf que cette bombe s'avère contenir des bonbons ??? Et nos héros, qui contre toute attente, en déduisent que le Triangle est devenu confiseur ?!? Comme disent nos amis anglo-saxons : qu'est-ce que le fu** ? Cette réplique de Spirou, redonnée en citation, est pour moi le summum du dialogue absurde, que n'aurait pas renié ce cher Camus. C'est à ce moment là précisément, quand je vois Spirou, Fantasio et Kata se ruer sans aucune retenue sur des bonbons contenus dans une bombe et placés là par des gens dangereux, donc possiblement empoisonnés, que j'ai très nettement compris qu'il n'y a rien à attendre du scénario de l'abbaye truquée, et que j'avais intérêt à éteindre mon cerveau si je voulais apprécier la lecture.
Rien ne sert de prendre cette histoire trop au sérieux donc, d'autant plus que ni Spirou, ni Fantasio, ni Kata ne semblent très inquiets par les événements. Entre les facéties du magicien avec ses geôliers, Fantasio qui se trimbale ses chapeaux ou la légèreté avec laquelle Spirou et Fantasio traitent la superstition locale de l'abbaye maudite (« attendez attendez, qui est hantée : l'abbaye, la ferme ou la fille au Fernand ? » « Les trois ! »), il faut vraiment être très facilement impressionnable pour prendre au sérieux une intrigue qui cherche presque désespérément à ne pas l'être. Les seuls qui prennent leur rôle à cœur, ce sont les méchants, et leur propre abbaye et ses mécanismes tous plus alambiqués les uns que les autres, sorte de personnification de toutes les facéties d'un Fournier malicieux, se retourne systématiquement contre-eux. Quand en plus ils ne sont pas envahis de lapins tout mignons. A chaque case, on peut presque entendre en sous-texte Fournier nous dire : « hé, sois pas si sérieux ! détends toi ! C'est juste une blague ! »
Heureux les simples d'esprit, l'abbaye truquée leur appartient
Si la vie est une blague (en tout cas dans l'abbaye truquée), il convient d'en rire. Et pour ça, on peut compter sur Fournier pour nous dérouiller les zygomatiques. Outre la bonne humeur contagieuse de nos héros, l'absurdité même du récit sert l'humour. Vu que rien n'a de sens, tout peut arriver, et toutes les réactions sont possibles. Ainsi, voir Renaldo suspendu a son filin est tout aussi cohérent que les tours de magie de Kata, qui s'en donne à cœur joie dans cet album.
En effet, l'histoire permet au magicien de démultiplier les tours de passe-passe. Le plus formidable est quand, en regardant par le périscope, le chef du Triangle découvre Kata tranquillement installé en haut de la tour et tout sourire. L'expression du vieux japonais est juste hilarante, et la scène est tellement improbable que c'est un réel délice. Du reste, le périscope est un outil formidable : à chaque fois que Fournier l'utilise, on se demande bien ce que le méchant va y trouver. Tout simplement jouissif !
Fournier est donc comme toujours excellent dans les gags récurrents ou qui s'étendent sur une bonne partie de l'album. Bien sûr il y a Renaldo et la herse, mais mon préféré reste le « discret » coucou qui une fois déclenché ne sera plus éteint de toute l'aventure et continuera de sonner jusqu'à la fin !
Pourvu donc qu'on accepte le postulat absurde de l'album, on passe un excellent moment, et on rigole à peu près tout le temps !
Cette vie artistique, que nous savons ne pas être la vraie, me paraît si vivante et ce serait ingrat que de ne pas s'en contenter (et non, cette citation là je ne l'ai pas détournée)
Excellent moment renforcé par la clarté du trait. Fournier commence réellement à être parfaitement à l'aise avec ses personnages. Sa plus grande réussite est bien sûr Itoh Kata, toujours souriant ou hilare, ainsi que ses lapins trop mignons (vous croyiez vraiment que je n'allais pas reparler des lapins?) Mais Spirou et Fantasio ne sont pas en reste, le trait de Spirou étant cette fois très bon (avant qu'il ne donne une version plus personnelle du personnage dans Tora Torapa). Et puis bien sûr il y a Spip (non mais regardez-moi sa bouille lorsque le méchant le découvre dans le périscope !
En plus de cette galerie de portraits très réussis, Fournier propose de très jolies compositions de cases, avec notamment de beaux plans en plongée (pages 42, 44, 37, 33, 29 etc), une colorisation exquise (je pense au travail sur les ombres qu'on peut voir case 2 page 29, que n'aurait pas renié Franquin) et des décors recherchés (Peigneboeufs les choux présente un réel sentiment d'abandon). Si l'histoire laisse à désirer, Fournier ne se moque pas de nous sur la façon de la raconter.
Seul bémol pour le dessin, Spirou le visage taché d'encre qui une case plus loin est de nouveau tout prorpre comme par magie (en même temps, on est plus à une absurdité près).
Et c'est pour ça que je ne peux qu'avoir de la tendresse pour cette abbaye truquée. Oui, c'est complètement c**. Mais bon sang, qu'est-ce que c'est drôle ! Et qu'est-ce que c'est beau ! 4/5