Après les attentats de novembre dernier, j'ai été comme tout le monde très morose, et je ne me suis même pas rendu compte que je n'ai jamais publié la seconde partie de ma critique, qui est plus une analyse des symboliques de l'album. Maintenant, d'autres attentats ont eu lieu, et me revoilà, peut être pour me rappeler qu'on est toujours vivant?
Partie 2 : Un héros en quête d’identité
J’ai souvent parlé dans la première partie (ainsi que dans d’autres dossiers) des enjeux narratifs et des enjeux thématiques d’une histoire. Il est temps pour moi d’expliciter ces deux notions.
Pourquoi raconter une histoire ?
Les enjeux narratifs sont pour moi tout ce qui concerne l’histoire au premier degré. Ils répondent à la question : qu’est-ce que l’histoire raconte ?
A l’inverse, les enjeux thématiques viennent lorsqu’on va au-delà de l’histoire en tant que telle. Ils sont plus associés aux questions : à travers l’histoire, de quoi l’auteur veut parler ? Pourquoi raconte-il/elle cette histoire ?
Pour prendre un exemple concret et connu de tous, prenons la saga
Harry Potter. Narrativement, c’est l’histoire d’un jeune sorcier qui découvre ses pouvoirs, va dans une école pour les maitriser et doit se battre contre le pire sorcier de l’histoire. Thématiquement, c’est l’histoire d’un garçon qui entre progressivement dans l’âge adulte, se découvre lui-même et doit lutter contre ses propres démons. Thématiquement, la magie n’est qu’un artifice « cosmétique » pour J.K. Rowling pour parler de la période complexe de l’adolescence, et Voldemort n’est qu’une représentation symbolique de toutes les peurs d’un enfant face à la complexité du monde des adultes.
Parfois, enjeux narratifs et thématiques sont très proches (comme dans Harry Potter finalement, où la symbolique est évidente), voire confondus. Dans d’autres, ils sont au contraire très différents et imposent à la personne qui découvre l’histoire une vraie réflexion sur ce qu’on lui raconte. Un cas d’école, à l’écriture très élégante pour moi, est le film
Gravity. Attention, si vous ne l’avez pas vu, je vais méchamment tout vous dévoiler ;
si vous voulez garder la surprise, passez directement au paragraphe suivant. Alors, Gravity de quoi ça parle ? ça parle d’une astronaute, Ryan Stone, qui suite à une pluie de météorites se retrouve seule en orbite autour de notre planète, à la dérive, et va chercher par tous les moyens à revenir sur Terre. Elle sera aidée pendant un bref moment par un autre astronaute, Matt Kowalski, et aura quelques brefs contacts avec un radioamateur chinois. Après beaucoup d’efforts et être passées par différentes étapes (la peur tétanisante, le désarroi, le désespoir puis la volonté de survivre), elle atterrira saine et sauve sur une ile. C’est une histoire assez simple donc. Mais en fait, vraiment, Gravity de quoi ça parle ? Et bien, ça parle du deuil. Au début du film, Ryan nous explique avoir perdu sa fille, et il est assez évident par son ton et son comportement qu’elle n’a pas du tout fait le deuil de celle-ci. Et bien le film va visuellement lui faire passer par toutes les étapes du deuil, jusqu’à ce qu’elle s’ouvre de nouveau à la vie. Un exemple, au début du film, Ryan explique que peu après avoir perdu sa fille, elle partait la nuit en voiture et faisait des heures de trajet, sans but, à la dérive. Tout de suite après, la pluie de météorites (symbole de l’événement bouleversant qu’est la mort d’un être cher - et de fait, plein d’astronautes meurent à ce moment) arrive, et Ryan se retrouve à dériver dans l’espace, tournant indéfiniment sur elle-même, sans but, à la dérive. Elle sera momentanément sauvée par Matt car lors d’un tel événement on a toujours besoin d’être soutenu par quelqu’un d’autre, mais celui-ci disparait car le deuil nous isole et il faut que consciemment, la personne en deuil face le choix de vivre, ce que Ryan fera vers la moitié du film. Il y aurait beaucoup de chose à dire (notamment sur le fait que le radioamateur ne parle pas la même langue que Ryan), mais j’espère que vous avez compris l’idée.
Et là, vous vous dîtes,
il est mignon avec son Gravity mais quel est le rapport avec Spirou ? C’est bien simple, toute bonne histoire va avoir à répondre ET à des enjeux narratifs ET à des enjeux thématiques. Une histoire sans le moindre enjeu thématique n’a absolument rien à dire, et de fait, ne mérite pas d’être racontée. Et s’il y a quelqu’un qui sait comment raconter des histoires, c’est bien Franquin ! Donc, l’auteur a fait un travail énorme – conscient ou inconscient je ne saurais dire – pour réellement raconter quelque chose.
Raconter quelque chose certes, mais raconter quoi ? Pour répondre à cette question, je vais m’attarder sur les différentes symboliques soulevées par l’album. La symbolique permet, au travers de clefs communes à l’auteur et aux lecteurs, de faire le lien entre la narration et les thèmes abordés.
Bas les masques !
Encore une fois, l’élément central du récit, le masque de latex, est la clef qui permet de comprendre quels sont les véritables enjeux de cet album. Durant la première partie de l’aventure, avant que l’astuce de la tête de latex ne soit dévoilée, l’image de Fantasio est fortement écornée auprès des policiers, du monde autour, ainsi qu’auprès de Spirou et du lecteur. Si, bien vite, Spirou, et le lecteur avec lui, va chercher une explication qui permettra d’innocenter Fantasio, il n’empêche que l’histoire nous
impose des questionnements sur Fantasio. Avant même le vol du masque de Nefersisit, c’est son comportement qui nous intrigue (colérique, soupçonneux, qui « ment » sur son emploi du temps). L’album questionne nos croyances, que sait-on finalement de Fantasio ? Plus généralement, l’album nous met dans la peau de Spirou, et nous impose d’avoir un regard sans concession envers le monde qui nous entoure. Car les autres, consciemment ou non, volontairement ou non, ne nous présentent qu’un masque, une certaine facette de leur personnalité.
L’ idée du visage comme masque, comme façade, est complètement récurrente dans l’album (les photos volées, l’avis de recherche, la découverte du visage de Zantafio, le visage d’un chinois sous la tête de latex…). Outre la tête de latex, le masque de Nefersisit joue aussi les signaux d’alarme. Les masques mortuaires présentent des versions idéalisées des individus. Le masque de Nefersisit est donc un indice malin visuel de la résolution à venir, mais il traduit aussi visuellement les interrogations de Spirou sur son ami. Il faut noter que la récurrence des masques (celui de Nefersisit et la tête de latex) n’est pas un doublon. Les deux objets traduisent des idées similaires, mais avec des nuances. La tête de latex et son sourire figé indique que ce que nous montre les autres n’est pas forcément ce qu’ils pensent ; là où le masque de Nefersisit, car il est d’or donc impossible à confondre avec un vrai visage, traduit plus l’idéalisation que l’on se fait des autres et notamment des gens qu’on aime. En gros, si on (Spirou) se pose des questions sur les gens qu’on aime (Fantasio) c’est d’une part parce que ces gens ne nous dévoilent pas tout, voire nous mentent sciemment, et d’autres part car on se construit une version idéalisée de ceux-ci (on refuse de voir leurs défauts par exemple).
Ainsi donc, tout le propos de l’introduction va être pour Spirou de mieux connaître son compère de toujours. Dans la première introduction, « l’introduction jour » et sa partie de jokari, Spirou se retrouve à devoir gérer une des facettes les moins agréables de son meilleur ami, son aspect colérique et ronchon. Tout ceci amène à un conflit larvé entre les deux personnages, aussi inéluctable que tout ce que fait Spirou semble agacer son compagnon. Si à la dernière case de la planche 4, Spirou va chercher à minimiser la dispute, la deuxième introduction, « l’introduction nuit » l’oblige à sortir la tête du sable et réellement s’interroger sur son ami. Le vol du masque l’oblige à complètement casser l’image idéalisée qu’il a de Fantasio comme un compagnon jovial et bon vivant. Une première interrogation a lieu quand il accuse Fantasio de mentir après le premier vol à la bijouterie. Mais le vrai coup est bien sûr le vol du masque à la télévision. Un évènement tellement irrationnel que Spirou s’exclame alors : « Fantasio est devenu fou ! » Face à l’inconcevable, Spirou va chercher toutes les explications possibles, même les plus farfelues, pour essayer de réconcilier les évènements récents avec ce qu’il sait de son ami. Il imaginera donc Fantasio complètement fou ou encore somnambule, tout pourvu qu’il ne soit pas un voleur.
La découverte de la tête de latex amène à la conclusion naturelle de ces questionnements, qui est de ne pas s’attarder aux apparences. Ce qui fait la personnalité d’un individu va plus loin que juste quelques photos volées ou une tête en plâtre. Spirou sait qui
est vraiment Fantasio, et c’est pour ça qu’il a pu voir au-delà du mensonge.
Le masque comme protection
Néanmoins, ce n’est pas pour autant que le symbole du masque disparait de l’aventure. Si la tête de latex pose des questions sur ce que l’on sait d’un individu, la suite de l’aventure fera la part belle aux déguisements comme outil de dissimulation et de protection, pour des enjeux plus ou moins malhonnêtes.
Ainsi, on a d’un côté Fantasio, qui en route pour Midiville se cachera d’abord sous un béret, puis arrivé dans la ville dans un costume de bouteille publicitaire pour échapper à la police, avant de se « déguiser » en coureur cycliste pour un rôle qu’il prendra très à cœur ! Ici, le déguisement est associé à une image plus positive des questionnements identitaires. Fantasio n’a pas d’autres choix que d’endosser un rôle, une image qui n’est pas la sienne pour se protéger du monde extérieur. Le personnage personnifie ici ce qu’on fait tous au quotidien, c’est-à-dire renvoyer une certaine image de nous au monde, non pas pour le manipuler mais juste pour y avoir une place. On notera que si la police est flouée par ces subterfuges, Spirou lui sait où et qui est vraiment Fantasio. Pour continuer la symbolique, si on se permet de ne montrer qu’une facette de nos personnalités au monde, l’auteur nous indique qu’on est vrai pour les personnes qui nous sont les plus proches.
A ce niveau-là, une scène très drôle est très intéressante est le départ de Fantasio pour Midiville. La tête vissée sous son béret, Fantasio ne voit pas le poseur d’affiches, avec qui il a une altercation. Celui-ci, quelques secondes plus tard, reconnait bien sûr Fantasio lorsqu’il colle l’avis de recherche sur le mur de la gare. Cette petite scénette, très amusante, indique également qu’en tant qu’individu, toutes nos interactions sont importantes, même si c’est avec des personnes qu’on ne connait pas et qu’on ne recroisera jamais. Elle indique également que, malgré tous les masques et les déguisements, il est impossible de cacher totalement qui on est.
Un autre personnage utilise la dissimulation dans un but beaucoup moins positif cette fois, il s’agit bien sûr de Zantafio. Il est présenté d’abord comme une silhouette sous une capuche en planche 17, affublé d’un faux nom, « Michel », absolument générique dans l’univers de Spirou et Fantasio. Sa véritable apparition, en planche 34, est absolument théâtrale. Caché derrière un rideau, dissimulé jusqu’au bout, Zantafio savoure sa vengeance. Mais il est lui aussi démasqué (tout comme Fantasio plus tôt), indication qu’on ne peut mentir aux autres toute sa vie. Il est intéressant de noter également qu’à partir du moment où il est reconnu, Zantafio n’aura plus qu’une attitude, la fuite. La dissimulation de son identité était son seul atout, privé de camouflage il ne peut que tenter de s’enfuir.
Ainsi, dans cette histoire, tout le monde cherche à se dissimuler, même ce brave Spirou qui s’il arbore son costume de groom rouge vif durant tout l’album, le cachera sous un manteau bleu nuit et son béret le temps de quelques pages.
Un Spirou en danger
Le but avoué de toutes ces manœuvres, ces questions sur l’identité et la dissimulation s’expliquent par la dernière partie de l’histoire, qui voit Spirou tout tenter pour récupérer la tête de latex et sauver Fantasio de la prison.
A partir de la planche 37, Spirou frôle la mort quasiment constamment : il s’accroche à la voiture de Zantafio. Se bat avec le chinois pour la mallette, se pend à la fenêtre de la maison pour récupérer la même mallette et la tête gonflée, poursuit le ballon en voiture bien que mort de fatigue, et escalade une falaise, jusqu’à ce que le drame arrive. Après avoir
symboliquement mis en danger Fantasio en début d’album (puis physiquement lors de la course de vélo) pour pousser Spirou dans ses derniers retranchements, c’est cette fois Spirou qui est
physiquement mis en danger.
Pire que ça d’ailleurs, Spirou
meurt symboliquement dans cet album. Suite à sa chute, il est hospitalisé dans un très sale état, et reste amnésique pendant plusieurs mois. Si la représentation de l’amnésie parait très légère, Spirou se comportant plus comme un légume que comme une personne amnésique, elle est tout à fait pertinente dans le propos de l’album qui est une forme de mort du personnage. Comme un mort, Spirou ne parle plus, ne bouge plus, ne ressent rien. Comme un mort, il reste insensible à l’environnement extérieur. Son seul salut viendra d’une réminiscence de Fantasio au travers du ballon,
il sera indirectement sauvé par Fantasio. Pour continuer sur la symbolique de l’identité développée depuis le début de l’album : si on a appris dans la première partie que l’identité va plus loin que les apparences, dans la deuxième qu’on peut partiellement contrôler l’image que l’on renvoie, la troisième nous explique que ce sont les autres qui définissent notre identité. Sans Fantasio, sans le comte et ses autres amis, sans sa tenue rouge déchiquetée par la chute, Spirou n’est symboliquement plus Spirou.
Il est intéressant de remarquer qu’encore une fois, on assiste à un doublon dans l’album. En effet, il y a la première mise en danger de Fantasio lors de la course de vélo, puis la chute bien plus violente de Spirou en fin d’album. Si ces deux évènements partagent des traits communs, notamment dans une mise en scène très intelligente avec des plans superbes et des cases qui restent parmi le meilleur travail de Franquin (signalons qu’à mon humble avis, la mauvaise tête représente un des si ce n’est LE meilleur travail de Franquin tant toutes les cases respirent la maitrise et l’intelligence dans le trait), et la symbolique de la chute, elles se distinguent totalement par leur ton : la première chute, celle de Fantasio est très humoristique et présente ce qu’il faut d’irréalisme et de grandiose pour dédramatiser et en même temps magnifier la situation, là où la chute de Spirou est au contraire cruellement réaliste (tant dans son déroulement que dans la mise en scène très simple, ainsi que dans le sens du détails avec les vêtements complètement déchirés de Spirou).
Mais dans les deux cas, ce sont deux scènes pivots au potentiel émotionnel très fort, qui nécessitent une implication totale du lecteur. Au travers du truchement de la tête de latex, Franquin a happé le lecteur dans cette histoire, et l’oblige à s’impliquer totalement dans le récit et les évènements. C’est sans doute la grande force de cet album, qui est un des plus riches en émotion pour ses personnages, une histoire jusqu’au boutiste. Plutôt que de paraphraser, je vous donne en citation l’impression de Pigling sur cette scène que j’ai pu avoir au travers d’échanges de mail avec laquelle je ne pourrais pas être plus d'accord :
Pigling-Bland a écrit : Toute la chute de Spirou, cette case extraordinaire où Spip reste interdit d'angoisse après cette chute, puis le réveil de Spirou dans un état d'hébétude après non pas seulement la chute, mais 3 mois plus tard. Je dirais que personnellement c'est ce passage qui m'avait le plus marqué dans ma jeunesse et qui me marque encore : j'étais plus touché par cette chute et par l'état de Spirou que par le fait que la preuve de l'innocence de Fantasio risquait de ne pas arriver pour le jugement. C'est, il me semble, la cas le plus dramatique de l'état de Spirou, dû à cette remarquable mise en scène de Franquin dans la chute, et dans le retour avec les propos très peu rassurants du médecin, comme face à une fatalité. Le choix du vocabulaire est là aussi remarquable et montre combien Franquin est un excellent scénariste et dialoguiste.
L’adversité comme catalyseur
On peut légitimement se demander pourquoi Franquin a autant mis en danger ses personnages dans cette histoire, et quel est le rapport avec la symbolique de l’identité développée dans le récit. Rappelons-nous que Franquin s’est toujours senti mal à l’aise avec le personnage de Spirou (et de Fantasio), qu’il n’avait pas créé, dont il avait du mal à affirmer la personnalité, ce qui explique en partie pourquoi il a développé un univers aussi dense autour de lui. Mais le fait qu’il ait eu du mal à donner de la personnalité au personnage (d’après lui hein !) ne veut pas dire qu’il n’a pas essayé. Et c’est bien entendu l’enjeu thématique de tout l’album, d’explorer les personnalités de Spirou et Fantasio. Et pour un essai, c’est un coup de maitre !
Cet album, je le rapproche d’autres travaux de Franquin et Tome & Janry, à savoir les Petits Formats d’un côté, et la Vallée des Bannis ainsi que Machine qui Rêve de l’autre. Dans l’ensemble de ces histoires, la mise en danger a pour but de pousser à bout les personnages à bout, et de révéler un pan de la personnalité de Spirou (et Fantasio pour la Vallée des Bannis et ici). Cette mise en danger peut être physique (Machine qui Rêve, la Vallée des Bannis), symbolique (les Petits Formats avec ce Fantasio « réduit » ?) ou les deux (la Mauvaise Tête). Et donc, qu’est-ce qu’on y apprend finalement ?
Fantasio a de tout temps été présenté comme un personnage humoristique, tantôt fantasque, tantôt râleur. Il est censé être l’élément léger qui fera sourire le lecteur. Mais derrière cette légèreté, il y a des vraies inquiétudes. Franquin nous montre par exemple que son caractère est associé à certains doutes au travail. Il râle et tempête parce que son métier est en jeu (ici où son caractère difficile lui a valu d’être temporairement « viré », ou lorsque Seccotine lui vole un scoop). Son travail est fondamental pour lui, il est reporter dans l’âme, et donc on le voit vraiment trimer dur pour être réembauché par son patron (c’est aussi ce qui le pousse à organiser le faux cambriolage dans la Corne du Rhinocéros par exemple). Ainsi, ses râleries deviennent plus touchantes, parce qu’elles ne sont pas là juste pour être drôles, mais parce qu’elles font partie de son identité, qu’elles traduisent quelque chose de profond, elles vont au-delà du gag. De même pour ses gaffes, elles sont à mettre en regard face à son investissement dans son travail et ses aventures. Parce que Fantasio est gaffeur, il s’investit plus que les autres, il en fait simplement plus pour arriver à quelque chose. Et on voit notamment dans la mauvaise tête qu’il a le soucis de faire les choses bien. Le rapport quasi fusionnel de Fantasio à son travail n’a pas démarré avec la mauvaise tête, c’est un trait très récurrent du personnage, que ce soit chez Franquin ou tous ses repreneurs (Yoann et Vehlmann l’ont très bien compris). De même, sa mise en danger symbolique dans le début de l’histoire, Fantasio s’isolant involontairement de Spirou, indique une personnalité qui a besoin d’être canalisée. C’est pour ça que le duo Spirou-Fantasio fonctionne si bien, Fantasio n’est pas qu’un bête outil comique servant de faire-valoir au héros, mais un élément fondamental : il a l’imagination, il a l’initiative, il a le caractère, mais il manque de direction et de sang-froid. Sans Spirou, Fantasio est vulnérable, parce qu’il a des ennemis, parce qu’il ne sait pas analyser certaines situations, parce qu’il est maladroit. Bref, rien de nouveau si ce n’est la confirmation que
Fantasio est un vrai personnage, avec des motivations, une logique, une personnalité affirmée.
C’est pour Spirou que cet album révèle plus de choses. Franquin a toujours dit qu’il avait du mal à « remplir » Spirou, et de fait, Spirou est un personnage qui se construit « en creux ». C’est une vraie personnalité « aimable », qui attire l’affection et l’amitié. Avec son côté aventureux, c’est sans doute son trait de caractère principal (il n’y a qu’à voir la palanquée d’amis que Spirou s’est faite au cours de ses aventures). Et de fait, contrairement à Tintin ou Astérix, Spirou se décrit surtout
par et
pour les autres. Tintin est une figure archétypale, censé représenter une vision idéalisée de la jeunesse sans jamais afficher de traits personnels trop prononcés. Astérix se décrit par lui-même et par les autres : il a l’air petit et malingre, il est en fait fort et endurant, à peu près tout le village est bête, il est intelligent. Spirou est dans l’entre-deux. C’est une figure positive, mais qui peut présenter des accès de colère (comme dans Spirou et les hommes bulles). Il est intelligent, mais peut se laisser piéger (dans le repère de la murène). Il a conscience du bien et du mal, mais il fait parfois des choses répréhensibles (comme ici, où il cache sciemment Fantasio à la police).
Mais surtout c’est une personnalité qui amène le meilleur chez ceux qui l’entourent. Dans Astérix ou Tintin, c’est toujours le héros qui trouve la solution au problème (ou parfois Panoramix qui est « l’égal » d’Astérix en intellect), mais dans Spirou, c’est très souvent le Comte ou Fantasio qui se révèlent être les vrais héros, Spirou dans ce cas-là a le rôle de soutien.
Spirou se construit donc par l’effet qu’il a sur son environnement. D’où la tenue rouge vif quelque part, Spirou est une personnalité qui inspire la sympathie par son apparence et son comportement général plus que par des traits de caractère tranchés comme pour Fantasio. Mais du coup, il y a un corollaire.
Si Spirou amène le meilleur chez les autres, il dépend aussi des autres, et notamment de Fantasio. Quel est le point commun entre les Petits Formats et la mauvaise tête ? Dans les deux cas, Spirou croit avoir perdu Fantasio, et dans les deux cas ça a une influence phénoménale sur son comportement : il perd complètement les pédales dans les Petits Formats, il va faire tout (et n’importe quoi) pour sauver Fantasio dans la mauvaise tête. Tout son système de valeur (respect de la police, de l’autorité, le rapport à la violence) fout le camp quand Fantasio est en danger, et Spirou est prêt à
tout pour le sauver. Spirou a simplement un besoin presque viscéral de ses amis, et notamment de son ami le plus proche.
Pire, la mauvaise tête nous dit que sans Fantasio, il n’y a plus de Spirou. C’est le sens de sa chute en fin d’album et de son amnésie.
Sans son compère, Spirou meurt. Il n’a plus de personnalité. Il n’est sauvé que lorsqu’il se rappelle Fantasio, parce qu’il n’existe qu’avec Fantasio. Sans Fantasio, pas de Spirou. C’est exactement la même idée qui est avancée dans La Vallée des Bannis et Machine qui Rêve. Dans la Vallée des Bannis, c’est la folie qui guette un Spirou esseulé (folie, amnésie, même combat). Dans Machine qui Rêve, Spirou se retrouve isolé de ses amis (dont Fantasio), et on découvre à la fin qu’il ne s’agit pas de Spirou.
Spirou n’est pas Spirou sans Fantasio.
Spirou est donc une personnalité qui se construit grâce aux autres, ce qui est tout de même un très joli trait de caractère, surtout pour un personnage supposé ne pas en avoir. Mais il y a un dernier trait de caractère chez ces deux héros que sont
Spirou et Fantasio qui est leur amitié indéfectible. Et c’est là qu’on trouve un dernier point commun, avec la Vallée des Bannis encore (mais on peut citer aussi les Géants Pétrifiés). Ce qui marque autant dans la chute de Spirou et son amnésie, comme l’a dit Pigling, c’est que ça montre jusqu’à quel point Spirou est capable d’aller pour sauver Fantasio. Dans le même genre, la scène du tribunal où Fantasio, alors qu’il est menacé de prison, ne pense qu’à Spirou, montre à quel point, à travers son aspect fantasque, Fantasio est profondément attaché à Spirou. C’est la même idée dans la Vallée des Bannis : malgré la folie, l’attachement entre les deux amis reste intact. C’est ce qui fait la force de la mauvaise tête, sa capacité à nous parler de personnages vrais, avec des caractères affirmés mais bien différents et surtout, touchants.
Alors pour répondre à la question donnée en introduction, la mauvaise tête ça parle de quoi? Et bien, c’est l’histoire d’un vol d’identité grâce à une tête de latex. Mais la mauvaise tête, c’est surtout l’histoire d’une amitié renforcée par l’épreuve, et de la réponse à la question suivante : « jusqu’où est-on prêt à aller pour les gens qu’on aime ? »